Attention, c'est long...
Voilà,
je suis en prépa depuis bientôt trois ans, et contrairement à ce que je
peut laisser transparaître, je le vis fort mal. J’ai naturellement
tendance à intérioriser mes sentiments, à ne laisser voir de moi qu’une
façade dure, l’allure d’une fille forte. J’admets avoir un caractère
vraiment bien trempé, mais c’est aussi parce qu’il est aussi dur, ce
caractère, que je ne laisse que peu transparaître mes faiblesses… Alors
quand je craque, en pleurant ou en parlant, forcément mon entourage ne
s’inquiète pas longtemps, tant cela donne l’impression que ce n’est
qu’un petit blues passager, une inquiétude pour une broutille. Mais en
réalité, je commence à peine à me l’avouer moi-même, je suis victime
d’un malaise profond et continu.
Ce malaise, je ne sais pas vraiment de quelle nature il est. Ses manifestations sont très diverses.
D’aussi
loin que je me rappelle, j’ai toujours été obsédée par mon corps. Ce
qui est incroyable, c’est que dès la primaire, je me classais parmi les
grosses, et je me promettais déjà de maigrir. Mais étant très
gourmande, je n’ai jamais pu entreprendre de régime.
Le
collège a certainement été la période la plus difficile à vivre dans
mon rapport avec les autres, et j’en veux beaucoup à cet environnement
que je considère comme le fondement de mon manque de confiance en moi.
J’étais la bonne élève, connue parce que mon père était instituteur au
village, et plus ou moins chouchoutée par les profs. J’ai eu ma période
rebelle, où pour « m’intégrer » j’en étais venue à cesser de travailler
pour faire un peu baisser mes notes, me situer dans la moyenne. Je
voulais (et je sais que c’est encore un réflexe chez moi) à tout prix
être banale ; ni entrer dans la catégorie des « populaires parce que je
m’en-foutistes », ni rester dans la bulle des « bons élèves boutonneux
avec des lunettes ». Mais ce n’était pas possible, évidemment, parce
que derrière moi j’avais des parents qui m’aimaient et s’inquiétaient
de mon laisser-aller. Ils m’ont fait comprendre que cela ne valait pas
la peine de brider mes capacités intellectuelles sous le seul motif de
me « socialiser » avec des gens qui, de toute façons, m’avaient connue
bonne élève et persisteraient malgré tout à me considérer comme telle.
On n’efface pas son passé. Je suis donc passée à l’attitude inverse, à
l’apparence d’assumer mon état et même d’en faire une arme. En gros,
d’être une peste, méprisante au possible. Je pense y avoir mis d’autant
plus de cœur que j’étais aigrie de ne pas faire partie des jolies
filles, de n’être remarquée que pour mes bonnes notes à un âge où l’on
rêve de se faire remarquer pour sa beauté. J’ai été « amoureuse » de
beaucoup de garçons, mais sans jamais rien laisser transparaître, d’une
part parce que ç’eût été faiblesse, d’autre part parce que je savais
avec une lucidité étonnante pour mon âge que j’étais vouée aux «
râteaux » les plus honteux…
Puis
je suis entrée au lycée, dans un lycée hors secteur, où je ne
connaissais vraiment personne. Il m’a fallu d’abord me défaire de ma
timidité naturelle qui, je le concède, n’a rien que de normal ! Je
m’entendais bien avec un groupe de filles, bonnes élèves comme moi,
mais à un stade de la vie où les bonnes notes ne sont plus une tare,
surtout dans un lycée élitiste sans le dire. C’était merveilleux pour
moi d’avoir de vrais amis, moins bons que moi, mais qui ne m’en
voulaient pas, et que j’avais plaisir à aider parce que je savais
qu’ils n’utilisaient pas mes connaissances, qu’ils travaillaient avec
moi. J’ai appris beaucoup plus de choses sur la vie durant ces trois
années de lycée que toutes les années précédentes.
Malheureusement, a posteriori
je me dis qu’une trop grande part de ma vie est restée soudée au
travail. Je n’avais de vie sociale qu’au lycée, y allant le matin en
bus, en repartant le soir, sans jamais pouvoir m’attarder à la sortie
parce que ce bus était peu fréquent, sans jamais pouvoir sortir entre
amis parce que cela nécessitait toujours d’une part l’assentiment de
mes parents, d’autre part et surtout leur accompagnement en voiture
parce que nous habitions loin. En revanche, j’ai eu de la chance de
pouvoir intensifier ma pratique de la natation, associée à la natation
synchronisée, ce qui m’a empêchée de trop me renfermer. J’y ai connu ma
meilleure amie.
Et
puis, en fin de première, il y a eu un garçon. C’était très fort, cette
fois ; j’en étais amoureuse sans le connaître, comme souvent, mais il y
avait quelque chose d’indéfinissable, comme une voix qui me disait « ne
le laisse pas passer ». Je me suis mise à faire attention à moi, mais
ce n’était plus pour moi-même en vérité : j’aimais, le matin en
choisissant mes vêtements, me dire que cela allait peut-être le faire
se retourner, ne fût-ce qu’un quart de seconde. Mais au fond de moi je
manquais encore d’assurance. J’en avais assez de me croire encore dans
mon corps d’enfant alors qu’il avait déjà bien changé. Et puis ce
garçon avait deux ans de plus que moi, c’était un homme ; je me devais
d’être une jeune fille à présent.
J’ai
donc pris à ce moment-là ma grande résolution : un régime. J’en avais
réellement besoin, même ma mère approuvait. Mais elle a eu peur, parce
que je maigrissais bien. Sans cesser de manger pour autant, je faisais
très, très attention. Ma mère et ma sœur ont eu du mal à supporter ce
changement, et elles ont essayé –consciemment ou non, je ne le saurai
sans doute jamais – de me démoraliser. J’ai eu droit à des réflexions
très dures, allant jusqu’à me faire traiter d’anorexique, ce dont à
présent, je le sais, j’étais fort loin. J’ai perdu au total 13 kilos en
quelques mois. J’étais heureuse, je pouvais changer ma garde-robe,
mettre des vêtement que je n’aurais jamais mis auparavant. Je me
sentais non séduisante, mais normale. Pour la première fois je n’étais
plus préoccupée par mon corps, je me sentais bien.
Le
revers de la médaille, cela a été que je n’ai vraiment rien vu dans le
miroir. Je ne me suis pas vu maigrir du tout, et c’est assez
impressionnant à constater. Je voulais maigrir encore, j’avais
subordonné le fait d’aller voir ce garçon à un chiffre sur la balance.
Entre-temps,
je n’avais plus mes règles. J’étais très peu inquiète, voire soulagée,
parce que les règles avaient toujours été pour moi un calvaire mensuel,
assorti de cocktails spasfons-efferalgans-bouillotte-mauvaise humeur…
Au
lycée, j’ai eu une chance énorme en parlant de ce garçon à une amie :
elle le connaissait, étant très amie avec son meilleur ami. Mais
lorsque naturellement elle a demandé mon autorisation « pour qu’elle
lui en parle », j’ai refusé. Nous avons trouvé un pseudo stratagème,
moitié vrai, moitié échafaudé : j’avais du mal en philo au début de la
terminale, il fut donc entendu que par moyens détournés, ce garçon me
prêtât ses cours de philo… Nous nous sommes donc connus ainsi, mais nos
relations restaient distantes bien qu’amicales. Pour la première fois,
je sentais qu’il se passait quelque chose, même si c’était infime, je
savais qu’il n’était pas insensible, que peut-être je lui plaisais.
Mais il était d’une timidité pire que la mienne. Aujourd’hui, je souris
de notre situation : deux benêts rouges comme des tomates ne sachant
quoi se dire de banal… J’ai été certaine de lui plaire quand mon amie
m’a dit qu’elle l’avait très rarement vu bégayer ; avec moi c’était
systématique. Mais je n’ai rien poussé de mon côté. Le matin, nous
arrivions tous les deux très tôt, à une heure où il n’y avait encore
personne dans le lycée, et pourtant j’étais tellement mal que je
faisais semblant de ne pas l’avoir vu. Chaque matin, je résolvais
d’aller le saluer, de rester un peu avec lui, mais chaque fois que
j’apercevais sa silhouette je changeais de chemin ou bien je
m’installais dans un couloir pour lire… sans jamais tourner ma page,
bien sûr. De temps en temps, je me lamentais, de temps en temps, je lui
en voulais, à lui, de ne pas faire le premier pas. Je me souviens de
cette joie inouïe, lorsqu’il était venu me voir au CDI, moi assise sur
ma chaise, lui accroupi très près de mes genoux, pour une fois parler
de manière désintéressée. Et de ce bonheur qui m’avait envahie,
lorsqu’il avait été intrigué par ma montre posée sur la table et dont,
tout en me parlant, il faisait tourner les strass sur ses doigts… Sur
le moment, je n’avais pas conscience de la signification d’une telle
approche, et ce n’est qu’à présent que je me dit que lui-même avait dû
faire un gros effort pour en arriver à cela. Je suis très égoïste.
Nous
avons eu des relations très espacées par emails, pour se tenir l’un et
l’autre au courant, moi de ses concours, lui de mon bac. Puis plus rien.
Ma
première année en prépa a été un choc, celui de me retrouver hors du
cercle familial, à la fois réconfortant et étouffant. Bien que cela ne
remonte qu’à deux ans à peine, je n’ai de souvenir que celui de mes
voyages quasi-hebdomadaire entre la capitale et a ville, de mes pleurs
systématiques à la gare au moment de repartir, de mon angoisse de ne
pas passer en deuxième année.
C’est
en prépa que le bon élève, si modeste soit-il, se rend compte qu’il
n’est pas le meilleur. C’est en prépa que je me suis rendue compte que
finalement, quoi que j’avais pu en dire, j’appréciais d’être mise sur
un piédestal et que j’avais du mal à en descendre.
C’est
là aussi que j’ai commencé à comprendre comment le monde fonctionne,
que parfois, par habitude ou par amour, on se masque des choses
gênantes. Ce qui m’a le plus affligée quand je l’ai compris, c’est la
fierté de ma mère. Elle n’était pas contente pour moi que je sois une
bonne élève, non, elle l’était – elle l’est – pour elle, parce que cela
manifeste la bonne éducation qu’elle m’a donnée. Ma sœur, qui a fait un
an de prépa, n’a pas été admise à redoubler, et de toute façon elle ne
voulait pas refaire une année tant n’importe quelle prépa est
éprouvante. Certes. Mais jamais ma mère n’a raconté cette version-là à
la famille ni ses
collègues (je ne dirai pas ses amis, puisqu’elle n’en a pas). Elle a
toujours mis en avant le fait que ma sœur avait choisi de ne pas
retenter le concours, qu’elle avait trouvé une autre voie qui
l’intéressait plus. Chose qui en soi est un mensonge, car ma sœur avait
longtemps rêvé d’être vétérinaire, et sa bifurcation en pharmacie, même
si à présent elle en est heureuse, avait été une voie « de garage » qui
l’avait d’ailleurs si peu enthousiasmée qu’elle avait redoublé sa
première année. Ainsi donc, ma mère tente de rétablir sa couronne en
disant à tout le monde – et rarement de manière appropriée – que sa
cadette fait ses études à Henri IV, Paris pour les « incultes ».
Le
soutien psychologique de mes parents, de ma mère surtout, tient donc
pour moitié à un amour parental que je ne renierai jamais, tant il est
légitime et heureux, mais pour l’autre moitié à un souci de faire que
je ne déroge pas, que je lui fasse honneur. Elle a été déçue, je le
sais, que je n’aie pas mon concours du premier coup. Mais elle n’a pas
compris, pire, elle n’a pas cherché à comprendre pourquoi je ne l’ai
pas eu. Quand j’ai su que je n’étais pas admissible, j’étais très déçue
pour moi-même, parce que cela m’a prouvé que la seule volonté ne suffit
plus à ce stade d’études, parce que dans le monde des adultes on ne
cherche plus à vous faire croire que vous êtes bon ; on ne prend que
ceux qui le sont réellement. Ma mère, je n’y ai pas pensé. Et j’y pense
de moins en moins. Elle, pense encore que je règle ma vie selon ce
qu’elle m’aura fait comprendre ; la vérité c’est que je veux la régler
selon ce que moi, j’en ressens.
Et
à presque vingt ans, ce que je ressens, c’est un gros besoin d’amour,
mais d’un amour qui ne soit pas familial ; une bouée psychologique qui
vienne de quelqu’un d’autre que de mes parents ou de ma sœur, parce que
je ne leur fais plus confiance. En vivant loin d’eux, en espaçant mes
retours, j’évolue d’une autre manière, et ce qui me choque c’est de les
voir, eux, de voir ce que j’aurais pu devenir en restant à leurs côtés.
De voir ma sœur, à 24 ans encore chez ses parents sans chercher
vraiment à s’en détacher parce que c’est bien pratique d’avoir une
chambre propre, un frigo plein, des vêtements repassés et une garderie
pour le chat si jamais on se fait une soirée «
rebelle-je-sors-avec-mon-copain ». De voir ma mère dont les seules
préoccupations sont d’aller faire des courses tous les jours et d’épier
le voisin. De voir mon père bougonner de plus en plus en alternant télé
et ordinateur, et se faire gentiment réprimander quand il enchaîne
déjeuners professionnels et stages de kayak alors que ma mère est
incapable de bien s’entendre avec ses collègues de travail parce
qu’elle cherche à tout commander. Et de les voir, tous les trois,
m’accueillir quand je rentre avec un mélange de joie – on est une
famille unie, tout de même ! – et de méfiance, comme si je menais une
double vie, « là-bas », à Paris, et que je passais mon temps à leur
mentir.
Si
j’en reviens à mon poids, mon régime s’est peu à peu effacé, et
l’angoisse de la prépa a achevé de le faire disparaître. Je me suis
reportée sur la traditionnelle « nourriture-doudou », jusqu’à enchaîner
des épisodes de compulsion alimentaire. J’ai essayé de me faire vomir
plusieurs fois, mais sans jamais y parvenir. Déjà, le diagnostic est
clair : je ne suis pas boulimique.
Mais
du coup, cela fait deux ans que j’ai un rythme alimentaire de plus en
plus irrégulier, de plus en plus déséquilibré. J’ai repris mes 13
kilos, je les ai même dépassés. De temps en temps, j’ai refait régime,
mais la lenteur de la perte de poids m’horrifie. Cet été a été
catastrophique, sans doute à cause de la combinaison échec au concours
- retour à deux mois intégraux de vie avec ma famille.
En
début d’année, donc j’ai commencé par refaire attention à mon poids, en
cessant de manger le soir puisque c’est à ce moment que j’ai tendance à
me goinfrer, et en mangeant moins aux deux autres repas. Mais j’avais
tellement grossi qu’en un mois, même si j’ai perdu, mes jeans ne m’ont
rien laissé savoir. J’ai donc eu une phase de dépit, de « ça sert à
rien de toutes façons » et j’ai recommencé à manger n’importe comment
pendant quelques jours.
Me
reprenant, j’ai franchi le pas, en achetant un drainant 10 jours. Ce
qui a sensiblement marché, mais j’ai eu le mauvais calcul de finir mes
sachets juste avant de partir en vacances de Toussaint… chez moi. Pour
ne pas inquiéter mes parents, et puis sans doute pour me réconforter
moi-même, je n’ai pas réfréné les douceurs. Et je suis revenue aussi
grosse que j’étais à la rentrée.
Entre-temps, je suis sortie plusieurs fois, j’ai rencontré le meilleur ami d’une copine mais avec lequel je suis en train de reproduire le schéma précédent, à savoir : donner le moins de signes possibles alors que je meurs d’envie de lui faire comprendre. Je sais clairement ce qui me bloque à présent : je ne me trouve pas assez bien pour lui. C’est-à-dire que j’ai toujours en tête cette année consécutive à mon régime, où mon corps m’allait tellement bien, où je ne me sentais pas encombrée, qu’à présent j’ai toujours honte de moi en face d’un homme si je ne suis pas chaudement vêtue. Je me dis qu’à mon âge, j’ai quand même à me préoccuper de mon apparence nue. Et déjà qu’habillée, je ne m’aime pas, nue dans la glace, je me déteste carrément.